Un promontoire entre deux mondes : Taravao, trait d’union de Tahiti Nui et Tahiti Iti
Au cœur de la Polynésie française, là où les courbes généreuses de Tahiti se divisent en deux péninsules reliées par un isthme étroit, se niche un écrin de verdure méconnu du grand public : le belvédère de Taravao. Situé entre Tahiti Nui, la grande île, et Tahiti Iti, sa sœur cadette, ce promontoire naturel offre l’un des panoramas les plus saisissants de l’archipel tout en révélant une facette inattendue du paysage tahitien.
On est loin ici des clichés de lagons turquoise et de plages de sable blanc. Depuis le belvédère, c’est un autre visage de Tahiti qui se dévoile : verdoyant, vallonné, presque pastoral par endroit, dans une atmosphère où les vaches broutent paisiblement sur des prairies d’altitude, sous le regard discret des nuages qui jouent avec les sommets environnants.
Une route de crête aux accents continentaux
Pour atteindre le belvédère, il faut quitter la route de ceinture bien connue des visiteurs et s’engager dans les hauteurs boisées de Taravao. En une quinzaine de minutes depuis le centre de cette petite ville-carrefour, la route s’élève entre les filaos, les eucalyptus, puis les pins : une végétation étonnamment familière, presque européenne. Par temps clair, l’ascension dévoile peu à peu le contraste géographique unique de la presqu’île, séparée de la grande île par un couloir de verdure traversé par la route de l’isthme.
Quelques virages plus tard, une petite aire dégagée signale l’arrivée. Ici, aucune infrastructure tape-à-l’œil. Un simple panneau en bois, une barrière pour la sécurité, et l’immense tableau vivant qui s’ouvre sous vos yeux. J’ai découvert ce point de vue lors d’un séjour consacré à l’exploration des terres intérieures, souvent délaissées au profit des rivages. Ce jour-là, les nuages couraient rapidement, projetant des ombres mouvantes sur les massifs escarpés de Vaiufaufa et les champs en contrebas. Un berger promenait ses chèvres nonchalamment dans le creux de la vallée. Le vent portait une odeur d’humus aigrelette mêlée au parfum discret des pins. À cet instant, Tahiti semblait presque alpine.
Un héritage agricole et rural méconnu
Ceux qui s’attendent à une végétation luxuriante façon jungle tropicale pourraient être surpris par la douceur des paysages alentour. Cette région de Taravao, autrefois dédiée à l’élevage et à l’exploitation forestière, conserve une identité agricole forte. On raconte qu’au XXe siècle, c’était l’un des rares endroits de Tahiti où les bovins pouvaient paître en liberté, loin de l’exubérance du littoral cultivé en bananiers, papayers et autres arbustes exotiques.
Et cette vocation persiste encore aujourd’hui : derrière le belvédère se trouvent plusieurs fermes familiales qui continuent de faire vivre les traditions rurales polynésiennes à leur manière. L’une d’elles, située à quelques encablures et ouverte à la visite, élève des bovins rustiques que l’on retrouve sur les marchés locaux, mais aussi quelques chevaux, chèvres et poules. On peut y échanger avec les éleveurs, passionnés et passionnants, qui racontent avec fierté le quotidien d’une vie simple tournée vers la terre.
Vue imprenable sur une géographie insulaire en mouvement
Ce qui frappe surtout depuis le belvédère de Taravao, c’est l’évidence géographique qui s’en dégage. Tahiti est double, articulée autour de ce col de Taravao, jonction naturelle devenue aussi pont culturel entre deux réalités. D’un côté, Tahiti Nui, simplement plus vaste, plus construite, où se concentre la vie urbaine, administrative et économique. De l’autre, Tahiti Iti, plus sauvage, plus abrupte, où l’on accède parfois uniquement par bateau ou sentier, et où se cachent de véritables trésors naturels comme la baie de Tautira ou le Te Pari, ce front océanique quasi inexploré.
Du haut du belvédère, on aperçoit ce lien ténu comme un fil entre les deux masses terrestres. La route serpente au loin, fragile artère humaine bordée par la mer des deux côtés. On distingue le glissement subtil du relief : les plaines s’élèvent en collines, les collines en montagnes, jusqu’aux crêtes dentelées culminant à plus de 1 300 mètres pour le mont Ronui, gardien de la presqu’île.
Il faut parfois s’appuyer sur les conseils des habitants pour bien lire le paysage : un chauffeur de bus scolaire rencontré en contrebas m’a ainsi appris à reconnaître les cultures d’ananas implantées récemment sur les flancs. D’en haut, leurs parcelles géométriques signent une tentative moderne de valorisation des hauteurs, tout en respectant les savoirs anciens liés à la terre.
Moments suspendus et photographies inoubliables
Les photographes – amateurs ou professionnels – ne s’y trompent pas. À différentes heures de la journée, le belvédère de Taravao se transforme en décor changeant : mer miroitante au matin, ciel doré à l’heure du farerei hiti (le coucher de soleil), lumière crue à midi… Chaque instant offre une luminosité différente, un contraste nouveau. Un couple rencontré sur place, de retour de leur lune de miel à Tikehau, m’a confié n’avoir pris ici que deux clichés… « mais les bons », précisa la jeune mariée dans un sourire complice.
En contrebas, les vallées agricoles dessinent une mosaïque de verts, les toits en tôle des habitations scintillent à peine sous le soleil, et le calme ambiant tranche radicalement avec l’effervescence de Papeete. Il règne ici une forme de silence visuel, presque méditatif. Est-ce cela, finalement, ce que cherchent les voyageurs d’authenticité ?
Conseils pratiques pour visiter le belvédère
- Accès : Depuis Taravao, prendre la route de la crête (signalée par un petit panneau « belvédère »). Route asphaltée, praticable en voiture classique. Prévoir environ 15 à 20 minutes de montée.
- Horaires recommandés : Matin (8h-10h) pour une lumière douce et dégagée, ou fin d’après-midi pour les couleurs chaudes du coucher du soleil. Attention à la météo : le point de vue est souvent bouché par les nuages en début d’après-midi.
- Équipement : Casquette, protection solaire et eau. Quelques bancs disponibles sur place mais pas d’ombre ni d’abri.
- Respect de l’environnement : Pas de poubelle sur place. Gardez vos déchets avec vous. Le site est encore préservé grâce à l’attention collective des visiteurs.
- À proximité : Profitez-en pour visiter un peu plus au sud les sentiers de randonnée de Teahupo’o ou ceux de la vallée de Vaiufaufa. Vous y croiserez peut-être des familles pique-niquant au bord des rivières.
Un regard posé sur une Polynésie plurielle
Le belvédère de Taravao condense à lui seul une singularité chère à Tahiti : l’entrelacement constant entre nature spectaculaire et vie ordinaire, entre accessibilité et discrétion, entre modernité et tradition. Il n’est pas un lieu qui se donne au premier regard, mais bien un poste d’observation pour qui sait prendre le temps.
Dans un archipel parfois caricaturé à travers ses plages de rêve, il est salutaire de rappeler que la beauté peut également se nicher dans la sobriété d’un vallon, dans le souffle du vent sur les collines, ou dans le silence d’un paysage qui s’étale librement sous nos pieds.
Et si ce belvédère devenait votre point de départ pour découvrir une autre Tahiti – moins connue, mais tout aussi nourrissante ?