Une montagne, mille récits : à la rencontre de Vaiana
Au cœur des îles de la Société, en Polynésie française, se dresse une montagne au nom légendaire : la montagne Vaiana. Son nom résonne aujourd’hui comme une promesse d’aventure, surtout depuis la sortie du célèbre film d’animation de Disney, qui a popularisé le prénom dans le monde entier. Pourtant, derrière la fiction et les fantasmes touristiques, existe une réalité bien plus ancrée et subtile. Entre mythe polynésien, mémoire orale, géographie tangible et symbolique culturelle, Vaiana mérite que l’on prenne le temps de l’approcher autrement.
Mais d’abord… existe-t-elle vraiment ?
Étrangement, lorsqu’on part à la recherche de la fameuse « montagne Vaiana », on se heurte très vite à un flou géographique. Aucun sommet ne porte officiellement ce nom sur les cartes topographiques de la Polynésie française. Ni sur Tahiti, ni à Moorea, ni même dans les îles Sous-le-Vent. Alors, où est-elle ? La réponse se loge, comme souvent dans le Pacifique, dans la mémoire orale plutôt que dans les bases de données géographiques.
Selon certains habitants de Raiatea – considérée par la tradition comme l’île sacrée des anciennes sociétés polynésiennes – une hauteur nommée informellement « Vaiana » surplombe les vallées du sud-est de l’île. D’autres racontent qu’il s’agirait d’un ancien nom attribué à une partie du mont Temehani, massif emblématique de l’île abritant les fameuses tiarés Apetahi, ces fleurs endémiques introuvables ailleurs au monde.
La confusion vient aussi du fait que « vaiana » signifie littéralement en reo tahiti « eau de caverne » ou « eau profonde », une expression poétique devenue prénom. Il n’est donc pas étonnant que plusieurs lieux et poèmes aient pu porter ce nom à travers les archipels.
Une montagne construite par le mythe
En Polynésie, la transmission des savoirs repose autant sur les chants, les contes et les récits que sur la toponymie. La montagne Vaiana ne déroge pas à la règle. Elle incarne une élévation symbolique plus qu’un repère géographique strict. C’est la montagne des origines, celle que l’on retrouve dans certaines légendes orales racontées au crépuscule dans les fare (maisons traditionnelles), où les esprits des ancêtres côtoient les forces naturelles.
Un ancien de Huahine, rencontré lors d’un séjour en septembre dernier, m’a partagé ce souvenir : « Ma grand-mère parlait d’une montagne Vaiana que l’on ne voit que lorsque les nuages se déchirent. Elle disait que c’était le chemin des esprits pour rejoindre ‘ava’ava’aroa’, le grand passage des ancêtres vers le ciel. »
Ce genre de témoignage, aussi poétique qu’évocateur, n’est pas isolé. On retrouve dans diverses îles des mentions similaires : une hauteur invisible, mystérieuse, mais présente dans l’imaginaire collectif. Un lieu qui n’a pas besoin d’être localisé sur une carte pour exister dans les consciences.
Disney et l’ombre portée du rêve hollywoodien
Depuis 2016, la figure de Vaiana a pris une dimension internationale grâce au film d’animation de Disney. Curieusement, la version française du film s’intitule « Vaiana », alors qu’aux États-Unis le personnage principal s’appelle « Moana ». Cette inversion n’est pas anodine : le nom « Moana » étant déposé en Europe par une marque de cosmétiques, Disney a dû procéder à une adaptation. Résultat : le prénom tahitien « Vaiana » – qui signifie « eau de roche » ou « courant doux » – a été choisi pour baptiser l’héroïne.
Ce changement a semé la confusion : beaucoup de voyageurs cherchent désormais sur place cette fameuse montagne associée à l’héroïne. Pourtant, les inspirations du film sont multiples et pan-polynésiennes. Les décors s’inspirent de plusieurs archipels, mêlant Fidji, Samoa, Hawaï, les Marquises ou encore la Nouvelle-Zélande. Il n’existe donc pas de lieu unique associé au récit. L’héroïne elle-même est un condensé de figures mythologiques polynésiennes : fille des éléments, porteuse de mana (énergie spirituelle), navigatrice et gardienne de l’équilibre naturel.
Le succès du film n’est pas sans ambivalence : d’un côté, il valorise une culture souvent invisibilisée sur la scène mondiale. De l’autre, il simplifie et homogénéise une multitude de traditions différentes sous une bannière colorée. Cette tension résonne puissamment sur place, où les Polynésiens eux-mêmes se réapproprient l’icône dans une logique de fierté culturelle tout en restant critiques vis-à-vis de certaines récupérations commerciales.
Et si on partait sur ses traces ?
Même si la montagne Vaiana n’a pas d’existence cartographique actée, il existe plusieurs randonnées en Polynésie qui permettent de se rapprocher de ce que le mythe évoque : une montée vers les cieux, entre nature sauvage et spiritualité.
Parmi elles :
- Le mont Temehani (Raiatea) : Cette montagne abrite non seulement la légendaire tiaré apetahi mais elle est aussi considérée comme la demeure de divinités tutélaires. L’ascension est modérée mais nécessite un guide local pour respecter les lieux sacrés et ne pas nuire à l’écosystème fragile.
- La vallée de Papenoo (Tahiti) : Nichée entre pics brumeux et cascades, cette vallée est considérée sacrée par les anciens. Des sentiers mènent à des marae (sites cérémoniels) enfouis dans la jungle, vestiges d’une époque où les prêtres scrutaient les signes du ciel.
- Les crêtes de Moorea : Inoubliable pour les panoramas. Le col des Trois Cocotiers, accessible à pied, offre une perspective quasi mystique sur les montagnes tranchantes de l’île. Au lever du soleil, difficile de ne pas penser aux ancêtres explorant ces terres depuis leurs vakas (pirogues).
Chaque randonnée devient une manière de marcher dans les pas du mythe, de respirer les odeurs d’eucalyptus, de tiare et d’humus, et peut-être, pour les plus réceptifs, d’entendre encore les voix anciennes chuchoter entre les feuilles.
Entre savoirs traditionnels et géographie contemporaine
La montagne Vaiana est un de ces lieux qui nous rappellent que toutes les cultures n’écrivent pas leur monde avec les mêmes outils. Là où nous cherchons des altitudes et des coordonnées GPS, d’autres transmettent à travers les généalogies orales, les chants et les récits mythiques. Ce n’est peut-être pas une montagne géographiquement localisable, mais elle existe bel et bien comme espace symbolique, territoire du sacré et de l’imagination collective.
Aujourd’hui, plusieurs chercheurs en anthropologie culturelle, comme Claire Lemoine (Université de la Polynésie française), travaillent à reconstituer ces géographies invisibles, où les montagnes sont aussi des archives spirituelles. Elles rappellent que les paysages, en Polynésie, ne sont jamais neutres : chaque pierre, chaque pic, chaque bruissement a un nom, une histoire, une fonction dans le grand récit cosmologique.
Comment approcher Vaiana sans trahir sa légende
Pour le voyageur curieux mais respectueux, s’imprégner de la montagne Vaiana ne signifie pas forcément la trouver sur Google Maps. Cela passe par :
- Échanger avec les habitants, notamment les anciens, toujours prompts à partager une anecdote ou une légende familiale.
- Se faire accompagner par des guides locaux qui connaissent les lieux et les récits attachés.
- Lire les auteurs polynésiens – de Henri Hiro à Chantal Spitz – qui parlent de leur territoire avec justesse et puissance.
- Se laisser surprendre par la symbolique de l’eau et des hauteurs, si présentes dans les chants et prières traditionnelles.
Finalement, la montagne Vaiana est peut-être avant tout un appel au voyage intérieur – celui qui relie le visible à l’invisible, le conté au vécu. Une montagne sans sommet, mais avec une infinité de perspectives, pour peu que l’on sache écouter.